L’affaire Khashoggi, moment de vérité pour la diplomatie de Trump
L’assassinat du journaliste saoudien est un embarras majeur pour Washington, qui a tout misé sur Riyad.
Le grain de sable, qui enraye la machine. Depuis son accession à la Maison-Blanche, Donald Trump affichait un désintérêt total pour les droits de l’homme, sauf quand il s’agissait des pays ennemis comme l’Iran ou le Venezuela, ou de sauver un pasteur emprisonné en Turquie pour qui les évangélistes s’étaient mobilisés. La doctrine était simple : l’intérêt des Etats-Unis, défini au sens étroit du terme, passait avant la morale.
Et puis Jamal Khashoggi a disparu, et le château de cartes s’est effondré. Soudain, c’est toute la diplomatie de Trump qui révèle sa fragilité, son inefficacité, son ineptie, même.
« On verra ce qui se passe »
Jugez plutôt la panique suscitée par cette tragédie, et les réponses successives du président américain :
- Il commence par botter en touche : « C’est une situation très sérieuse » mais « attendons de voir ce qui se passe ». Quand il espère voir une mauvaise nouvelle disparaître, chassée par l’actualité frénétique, Trump est familier de la tactique du « on verra ce qui se passe » (« we’ll see what happens« , en anglais). L’émotion mondiale énorme et durable suscitée par la disparition du journaliste saoudien l’a totalement pris de court.
- Il met ensuite en avant sa doctrine : pas question de sacrifier les intérêts matériels américains à une affaire de droits de l’homme, d’autant moins que « cela s’est passé en Turquie et, pour autant que l’on sache, Khashoggi n’est pas un citoyen américain ». Autrement dit, il n’y aura pas de sanctions ni d’annulation de ventes d’armes à Riyad, avec qui les relations sont « excellentes » : « Nous avons des emplois […] Ce serait une pilule très, très amère à avaler, pour notre pays. »
- L’émotion ne retombant décidément pas, y compris aux Etats-Unis, le président américain se voit contraint à agiter de vagues menaces : il y aura une « punition sévère » si les Etats-Unis déterminent que les Saoudiens ont assassiné Jamal Khashoggi. Mais comme toute sanction économique a été exclue, la menace n’a aucun poids. Les Saoudiens l’ont bien compris, il se paient même le luxe de menacer à leur tour : si des sanctions sont appliquées, le royaume répondra avec de « plus grandes » sanctions, avertit un haut responsable.
- De plus en plus coincé, Trump essaie de brouiller les pistes : les Saoudiens « nient fermement », « personne ne sait » ce qui s’est passé dans le consulat et l’assassinat, s’il est confirmé, « pourrait être le fait de tueurs hors de contrôle ».
- A bout de ressources, Trump revient à sa première tactique : botter en touche. Il dépêche en Arabie saoudite le secrétaire d’Etat Mike Pompeo, qui affirme que Riyad est favorable à une enquête « approfondie ». Lors de leur premier entretien, Pompeo et Mohammed Ben Salmane, le prince héritier, affichent de larges sourires.
Une succession d’échecs
Robert Kagan, éditorialiste au « Washington Post » comme l’était Jamal Khashoggi, résume bien ce qui est en jeu :
« Quelquefois, un événement particulier, le sort d’un individu précis, devient le symbole d’une tendance historique, mondiale. [L’assassinat de Khashoggi] symbolise le retrait des Etats-Unis, comme force venant modérer les acteurs maléfiques de la planète. »
Autrement dit, note Kagan, le nationalisme cynique de Trump est une faillite morale. Mais s’il a suffi d’un seul meurtre pour ensabler la diplomatie américaine, ce n’est pas seulement parce qu’elle est immorale – c’est parce qu’elle est une succession d’échecs :
Moyen-Orient. En misant tout sur l’Arabie saoudite, avec qui lui et son gendre Jared Kushner entretiennent des liens économiques étroits, Trump se retrouve dans une position particulièrement vulnérable. Les sanctions contre l’Iran poussent le prix du pétrole à la hausse et renforcent le rôle des Saoudiens sur le marché du brut. Par ailleurs, Riyad a reçu carte blanche, de la part des Américains, pour son aventure désastreuse au Yémen.
Israël. Le plan de Jared Kushner, que l’on attend comme l’Arlésienne, dépend du soutien des Saoudiens. Suite à la décision de déplacer l’ambassade américaine à Jérusalem, ces derniers traînent les pieds.
Syrie. Washington a de facto laissé le champ libre à la Russie et au régime d’Assad, sans stratégie claire quant à une issue possible à cette guerre civile qui dure depuis sept ans et demi et a fait plusieurs centaines de milliers de victimes.
Russie. L’illisibilité totale de la politique américaine, tiraillée entre la bienveillance de Trump et un Congrès plus combatif, a permis à Poutine de déployer sur la scène mondiale, en toute impunité, une influence bien supérieure à la puissance économique réelle de son pays.
Chine. Aux mesures protectionnistes a succédé une rhétorique assumée de guerre froide, notamment de la part du vice-président Mike Pence. Ceci, alors que les efforts américains en Corée de Nord dépendent du soutien de Pékin.
Corée du Nord. Dimanche, sur CBS, Trump a reconnu que « personne ne sait vraiment ce qui se passe » en Corée du Nord pour ce qui est de la course à l’arme atomique. A part la suspension des tests, aucun résultat tangible n’a été pour l’instant obtenu.
Commerce international. L’Alena (accord de libre-échange d’Amérique du Nord) a certes été sauvé in extremis, mais au prix de concessions mexicaines et canadiennes qui s’avèrent modestes et auraient pu être négociées calmement par une administration normale. Le recours constant au chantage et à la menace, comme avec l’Otan ou l’OMC (Organisation mondiale du commerce), a dramatiquement dévalué la confiance qu’accordent à l’Amérique ses partenaires, et détérioré de façon vertigineuse l’image des Etats-Unis à l’étranger.
L’assassinat de Jamal Khashoggi n’est pas seulement un embarras majeur, pour Donald Trump. C’est un moment de vérité
Source/NouvelObs